À l’heure où la danse (r)entre dans les musées et où des artistes visuels essaient la scène, quels sont les attraits mutuels entre de ces deux disciplines ?  Qu’est-ce qui est de l’ordre de l’émulation, de la rencontre féconde ? Quelles sont les grandes divergences entre ces deux formes artistiques ?

 

Si les affinités semblent naturelles en observant les croisements de plus en plus fréquents en les deux disciplines, ce qui surgit en premier lieu, ce sont leurs divergences fondamentales — dans leur nature, leur temporalité, leur histoire, leurs structures, leur financement et leur diffusion) et la difficulté de les comparer. Ces grandes disparités, qui font que s’entrechoquent les approches et les visions entre les deux mondes, constituent aussi ce qui les attirent et les dynamisent l’un l’autre. Réflexion en trois temps avec les artistes en arts visuels Sylvie Cotton et Nadège Grebmeier Forget et la chorégraphe Catherine Lavoie Marcus, à l’occasion d’ATTABLER, présenté à l’Agora cette semaine.

ATTABLER © Manoushka Larouche

ATTABLER © Manoushka Larouche

De l’action furtive à la monstration, du solitaire au collectif.

 

Artiste en performance interdisciplinaire, Nadège Grebmeier Forget partage quelques impressions à la veille du baptême public d’ATTABLER, cocréé avec Emma-Kate Guimond, Hanako Hoshimi-Caine, Véronique Hudon et Katya Montaignac. Il s’agit de son troisième projet interdisciplinaire où elle se frotte au monde de la danse.

 

«Je suis fascinée par l’importance de la monstration en danse, la place et la présence convenue d’un public pour que l’œuvre existe, par rapport à la pose de gestes plus intimistes pouvant s’affirmer jusqu’à l’action furtive en arts performance. La danse a une histoire, bien plus vieille que celle de la performance. Elle est basée sur pratique qui est faite pour être vue, elle est répétée, répétée, répétée pour aller chercher une excellence ou trouver le langage juste ou pour exprimer une émotion. Elle est générée pour être diffusée, et circuler. La danse est à mon sens à propos d’un corps social en mouvement. Sans l’autre, sans le dialogue et le regard extérieur, la danse n’a pas lieu. La performance est un médium radical pour sortir de l’institution. C’est une action que parfois personne ne voit. C’est une pratique politiquement engagée dans le moment présent. Rendre les œuvres dansées plus performatives reste pour moi une utopie car la prise de risques n’est pas la même. Mais encore faut-il s’entendre sur une même définition du mot performance pour affirmer cela !

[…]

 

Je constate aussi la dilution de la notion d’auteurship dans l’esprit collectif inhérent à la danse. Dans ATTABLER, la responsabilité du projet est partagée. Les artistes visuels travaillent souvent seuls. Ma relation aux commissaires et aux autres artistes est souvent de l’ordre de : « voici je te présente ma pratique ».

[…]

 

Ce que j’admire de la danse — et ce pourquoi je me retrouve souvent entre les deux milieux —, c’est le respect mutuel qu’ont les danseurs entre eux. Je ressens un soutien à l’exploration, une communauté qui s’entraide et qui valorise le dépassement de soi. L’être-ensemble supporte la vulnérabilité et l’intangibilité du médium. La prise de risques est collective et la sensibilité, assumée par chacun. Aussi, en danse, il y a une compréhension fine de la puissance du corps. Le corps accumule des notions et des connaissances, il porte un bagage. Il y a une expertise à être dans son corps. C’est là qu’il y a un rapprochement avec ma pratique, dans la mise en valeur de cette connaissance corporelle et intuitive. »

 

L’hypervisibilité comme une intrigue

Par Catherine Lavoie-Marcus. Danseuse et chorégraphe, elle participe actuellement à l’exposition Françoise Sullivan au Musée d’art contemporain de Montréal.

La divergence est peut-être dans les modes d’apparition. Je me demande souvent ce que le « White Cube » — cette pure invention des années 1930, espace blanc et dépouillé du musée ou de la galerie supposément neutre et destiné à accroître la présence visuelle de l’objet — fait au corps vivant, à la danse. Comment le corps négocie cette objectivation forcée de ses contours et de la vie qui l’anime. Cette hyper-visibilité s’oppose assez radicalement à l’espace théâtral qui peut manigancer les disparitions, rendre les présences liminales, faire plisser des yeux ou susciter des irruptions. Si le cube blanc invite à surprendre l’objet, dans le cube noir (le théâtre) c’est l’objet qui nous surprend (enfin, c’est un peu vite dit, cela n’est pas tout le temps vrai et parfois les pôles s’inversent).

 

Dans mon projet Les Anarchives de la danse, présenté à la Fonderie Darling, à la Friche Belle de Mai (2016) et au Musée d’art contemporain (2018) j’ai voulu aborder l’hyper-visibilité comme une intrigue qui brusquerait mes manières de chorégraphier : et si on voyait tout, mais vraiment tout? Accepter le défi (ou la contrainte) du régime optique. Pour y répondre, j’ai voulu que les performeurs.euses composent l’œuvre en direct, c’est-à-dire qu’ils.elles déploient devant le public leurs stratégies, choix, négociations, ajustements. Ne rien cacher, résister à toute préparation ou répétition préalable. Ça rendait hyper-visible le travail de l’intelligence du corps, la « fabrique », ce lieu qui, dans le contexte scénique, reste le plus souvent dissimulé. Pour moi, cette intelligence est ce qui rend le corps irréductible à l’objectivation du White cube en quelques sortes. On ne peut pas la circonscrire exactement, elle bouge sans cesse, elle est ce qui fait du corps le lieu d’un devenir perpétuel.

 

En fin de parcours, l’expérience provoque chez moi un certain étonnement : la galerie, le musée montrent que la danse est irrécupérable par le régime optique. Je pense que c’est précisément ce seuil qui intéresse ces lieux, ces institutions. Il y a une attirance naturelle de l’art contemporain envers ses impensés, ses angles morts.

 

Il n’y a rien sans le corps

Par Sylvie Cotton

Artiste interdisciplinaire qui œuvre dans le champ de la performance et l’art action, elle a créé Le Jour se lè(v)re pour l’Agora de la danse en 2017.

 

Si le corps ne connaissait pas le sens des mots, il ne tenterait que ce qui lui tente. Tout simplement. Pris dans le langage des formes, dans l’histoire du faire-danse-chorégraphiée ou du faire-arts-plastiques (je trouve ces termes plus justes que ceux d’arts visuels), le corps fait ce qu’il peut. En fait, il fait ce qu‘il comprend de ce qu’il doit faire, a déjà vu, entendu, vécu. Les références sont lourdes. Il me semble que le plus important consiste à entraîner le corps à redevenir libre, à s’entraîner à être intime avec sa propre incarnation.

 

Cela dit, on vit une époque libératrice sur le plan de l’art. C’est aussi ce qui est arrivé au début du 20ième siècle avec dada et sa suite. Après la poussée des spécialisations, c’est le retour de la création par hybridité. À force de rencontres et de frottements, les tactiques s’échangent, les codes mutent et se régénèrent. Pas seulement de manière technologique et épidermique, mais en profondeur. Vivement, l’inter entre tout, entre tous.

 

Dans les circonstances, qu’il soit en performance ou en danse, le corps a besoin qu’on le laisse être. De retrouver ses fondamentaux libres : gestes, mouvements, intérieurs et extérieurs, textures des sensations et des émotions. Puis de rencontrer de l’autre, ce matériau authentique qui fait que tout advient ou n’advient pas. C’est ce qui crée le partage, la réflexion, l’émulation. Et ça arrive de plus en plus.

 

Rechercher, inventer, créer en redorant le sens de l’être-présent. Pas étonnant que la nouvelle danse et la performance se retrouvent sur un même plateau : elles ont besoin d’un corps très présent pour se réaliser. Et justement, la présence est pollinifère. Elle attire le vrai qui résonne en l’autre, public ou collaborateur.

 

On dirait qu’on vient de redécouvrir le corps et sa conscience, la possible étendue de sa présence. La danse bouge de plus en plus avec ses soeurs disciplinaires, car elle nous ramène ce corps, le place dedans, devant, partout. Il fut oublié, négligé, par les cartésiens que nous étions devenus. Pourtant, il n’y a rien sans le corps.

 

Quant à la performance, elle l’accompagne si bien car, par l’agentivité de son immédiateté, elle le fait vibrer du son de l’être là, vivant, vibrant, sans plan ni scénario. La perf déstabilise, décoiffe, provoque, critique, crée du malaise. La danse a besoin de cette sorte de présence urgente que cultive la performance. Moins de représentation et plus d’infusion de réalité. C’est un bijou qu’elle détient aussi et qu’elle n’a sans doute jamais perdu, mais qui a été trop souvent dissout dans le trop grand effort de contrôler le corps au lieu de découvrir ce qu’il pouvait faire tout seul. On apprend ça ensemble par ce que je nomme l’intertitude, c’est-à-dire l’incertitude surgissant de l’interdisciplinarité.

 

Mes brèves expériences professionnelles de la danse se sont faites dans des environnements scéniques impliquant un terrain technique chaque fois dominant. C’était nouveau pour moi. Les conventions scéniques permettent de créer des formes de magies (visuelles, optiques, sonores, spatiales, etc.) mais elles sont aussi dévorantes. Elles peuvent s’emparer de nos meilleures énergies (le corps toujours !) si on ne les maitrise pas. C’est pourquoi il est impératif d’être bien entouré. Ou de choisir ses causes créatives.

 

En performance, ou même dans un contexte de galerie, la mise en exposition est plus sobre et convoque moins de techniciens spécialisés avec lesquels la scène nous commande de collaborer. Je sais maintenant qu’on peut faire très bien SANS. Comme on peut faire une perf dans une ruelle, on peut danser dans la rue.  Voilà ce que la perf peut enseigner à la danse : simplifier le contexte de présentation. Mais je suis contente de savoir tout ce qu’on peut faire AVEC et que l’environnement danse me montre : des merveilles dont les arts plastiques, qui adorent se mettre en exhibition, pourraient davantage tirer parti. Et la danse de dépoussiérer les arts plastiques grâce à son mouvement qui tire toujours par devant, qui nous essouffle pour nous tenir réveillés. La danséité exposée.

 

Propos recueillis par Frédérique Doyon