Reprendre une œuvre chorégraphique plus de 20 ans après sa création, ça n’arrive à peu près jamais. L’exercice n’est pas aussi simple que remettre en scène un texte de théâtre. Car une partie du «texte» est inscrite dans la chair et l’âme des danseurs qui l’ont portée. ll faut donc célébrer et chérir cet événement.

Le souvenir d’Amour, acide et noix, oeuvre-phare de Daniel Léveillé, est encore prégnant, 23 ans après sa première à l’Agora de la danse. Je me souviens de la figure obsédante du saut, motif principal du spectacle dans lequel le chorégraphe scrutait l’énergie propre à la jeunesse. Mais encore plus, c’est le travail implacable de la chute qui m’habite encore. 

Mus par l’appel irrépressible du saut – l’élan vital -, les quatre danseurs semblent presque condamnés à vouloir sauter… puis à retomber. Une étrange sollicitude les lie, distillée par la chorégraphie à la fois robuste et ciselée. Comme un désir rongé jusqu’à l’os. Je me souviens aussi de leur peau nue portée comme un manteau d’humanité, dépouillée de toute référence sexuelle.

texte et propos recueillis par Frédérique Doyon
images de Julie Artacho

Rare longévité

Avant de céder la parole au chorégraphe, je dois saluer le travail inestimable des passeurs dans l’exercice de remonter une pièce : les répétitrices des premières années Marie-Andrée Gougeon (responsable du développement des marchés pour DLD Danse) et Sophie Corriveau (directrice artistique de Danse-Cité), et Justin Gionet — mémoire vivante du répertoire de Léveillé pour avoir à peu près tout dansé depuis 2001.

Que représente, pour Daniel Léveillé, remonter Amour, acide et noix ? Cette pièce qui l’a propulsé sur les scènes du monde a tourné de 2001 à 2013, une rare longévité. « J’ai eu beaucoup de pression pour remonter la pièce, j’ai résisté très longtemps. Et c’est finalement Francine Bernier qui a trouvé l’angle ! Elle m’a invité à prendre une bière au Quai des Brumes – elle savait par où me prendre – en me disant : il y a toute une génération de créateurs qui n’a pas vu cette pièce.

Trouver le casting parfait

Mais il a imposé une condition sine qua none: «trouver le casting parfait» pour reprendre (on ne pourrait pas dire remplacer) le travail original de Dave St-Pierre, Ivana Milicevic, David Kilburn et Jean-François Déziel, quatre interprète aux tempéraments très différents pour incarner les Quatre saisons de Vivaldi, moteur musical de l’oeuvre. 

«C’est un des paramètres de la matière de cette pièce: retrouver cette espèce d’énergie presque adolescente ou post-adolescente, une sorte de mal-être qui entoure cette période de la vie, que je voulais mettre en scène. Il y avait donc l’enjeu de remplacer Dave St-Pierre, une bibitte et un monument, un interprète extra-ordinaire. Et pour moi, les quatre interprètres représentent à quelque part le printemps, l’été, l’autome et l’hiver, alors je voulais retrouver ça.»

La barre était tellement haute qu’il doutait que ce soit possible. Jusqu’à ce que des auditions menées en France, Italie et au Québec lui prouvent le contraire. Ce sont finalement deux Québécois, Jimmy Gonzalez et Lou Amsellem, qui reprennent le «rôle» de Dave et Ivana. Deux Italiens complètent la distribution-choc : Marco Curci et Marco Arzenton. Et le chorégraphe est désormais convaincu que cette mouture sera meilleure ou tout aussi bonne que l’originale.

« Il est tellement bon Jimmy, il est hallucinant ! Il a les mêmes intentions aux mêmes endroits. D’ailleurs, il a un peu côtoyé Dave. Et je pense qu’il a regardé la vidéo compulsivement. »

Lou Amsellem
Jimmy Gonzalez
Jimmy Gonzalez
Marco Curci © Julie Artacho
Marco Curci
Marco Arzenton

L’acte pur de la création

En tournant pendant 13 ans, Amour, acide et noix lui a apporté la reconnaissance internationale. Il avait jusque-là surtout tourné au Canada, pas en Europe. «J’ai eu la chance que le train passe une deuxième fois. Et j’ai sauté dedans. » Mais la notoriété, Daniel Léveillé s’en fout un peu. 

«Tu ne poses pas le geste de la création pour être connu et reconnu, pour être aimé. Ça se passe entre toi et toi, ou entre toi et les danseurs. Je pense que c’est pour ça que j’ai été un bon professeur. » [ndlr: Il a enseigné à l’UQAM pendant plus de 25 ans.]

« L’acte pur de la création, c’est quelque chose qui surgit, que tu essaies d’attraper et de transmettre dans le langage avec lequel tu as décidé de travailler. » — Daniel Léveillé

Quels mots mettrait-il aujourd’hui sur cette pièce ? « J’ai réussi à créer une œuvre hors du temps. Je pense que si on trouve le bon casting, dans quarante ans, on pourrait recréer cette pièce-là et elle aura exactement le même impact. »

Quelques citation sur l’oeuvre

Sur la nudité

« Je suis celui qui a réglé la question de la nudité à tout jamais ! dit-il avec un sourire dans la voix. La lumière n’est pas tamisée, ils sont tous nus du début à la fin. En bobettes, ils étaient sexy comme ça se peut pas. Et tous nus, on n’était absolument plus là-dedans. On était dans une sorte de vérité-fragilité, ç’a évacué totalement la sexualité de la pièce, la séduction à tout le moins. »

Sur le travail du saut…

Il y a beaucoup de sauts dans cette pièce et je demandais toujours aux danseurs de sauter le plus haut possible. Ce ne serait jamais assez haut. Je leur disais : “vous savez le temps où on est en suspension entre la montée et la descente, je veux que ce soit comme une éternité”. Je voulais qu’ils réalisent que ce moment-là existe et qu’il est très beau.

… et surtout, de la chute

C’est Marie-Andrée qui a décidé que la chute aussi serait «active». Elle leur disait: une fois que vous êtes en haut, vous vous précipitez vers le bas, vous ne faites pas juste vous laisser tomber. On n’a pas caché le poids. On n’atterrit pas comme en ballet, on laisse le poids s’exprimer. La beauté de l’être humain c’est qu’on passe notre temps à tomber et on se relève.

Que trouve Daniel Léveillé dans la répétition ?

La vie. La vie est excessivement répétitive. La quantité d’actions qu’on fait dans une journée et qu’on répète… On se définit par les répétitions qu’on fait

Le coeur qui bat, c’est une répétition. La répétition est un support de la vie.

D’où vient le magnifique titre?

Des trois besoins fondamentaux de l’être humain :

1 – Amour pour l’amour

2 – Acide comme analogie à toutes substances susceptibles d’alléger la vie : d’une tasse de thé à une dose d’héroïne

3 – Noix comme analogie à la nourriture

© Julie Artacho