Quelques mots sur Animal Triste…

Je regarde Animal Triste et j’y vois toute la suite de hasards, d’accidents, de belles intentions et de petites trahisons qui crée la logique interne d’une œuvre. J’y vois comment j’ai voulu renouer avec la danse, délestée du fardeau des mots, du sens, du contexte et du prétexte.

La danse dans toute son éloquence. La danse comme une façon de domestiquer le mouvement. De le mettre à ma main. Comme une domination sur le corps puissant, suant, sanglant, pulsant. Ce corps, cet outil imparfait par lequel j’ai appris à apprivoiser ma sauvagerie à moi et celle du monde qui m’entoure.

La danse comme langage tellurique, rituel universel, instrument des ténèbres, art sacré et maintes fois condamné, vecteur spirituel, source sensuelle et rite sacrificiel. La danse est tout ce que l’Homme est et redoute à la fois. Je m’abreuve à cette eau pour faire de mon œuvre quelque chose qui pourrait être aussi complet et complexe.

Lorsque les astres s’alignent et qu’une parcelle d’inspiration nous touche, peut-être advient-il un péril, un interdit, une lumière, une éclaboussure, une souillure, quelque chose qui nous rappelle à nous-mêmes. Qui nous dit que nous ne sommes pas morts. Que nous ne sommes pas seuls. Mais que nous ne sommes pas épargnés non plus. Voilà ce à quoi j’aspire. À quelque chose qui nous mettrait en danger. Quelque chose qui nous ranimerait, qui nous rallierait, qui nous raviverait. Quelque chose qui nous affranchirait, aussi. Comme un espace de liberté. Pour une fois, dégagés de nos masques, de nos forteresses et de nos travestissements.

Pour cela, je fais ma danse tumultueuse. Comme si dans le corps des artistes qui la portent, la tempête n’est jamais réellement apaisée. C’est cette agitation qui m’émeut. J’essaie de la mettre en scène en m’effaçant derrière ceux qui la vivent et la ravivent. J’aime ne pas voir la chorégraphie. Ne pas sentir la composition. Ne pas dire au public « regardez comme c’est beau ». Si danse il y a, je cherche à la voir apparaître malgré elle. Malgré moi. Je cherche à l’oublier. À m’oublier aussi. Pour que seuls les êtres en scène soient maîtres, ou esclaves, de leurs pulsions et impulsions.

Et si j’ose m’affubler d’un seul talent, ce serait celui d’avoir le flair de m’entourer des meilleures personnes pour incarner les intuitions qui m’occupent et apaiser les obsessions qui me préoccupent. Une grande partie de mon travail consiste à guider les pas de mes collègues vers une destination inconnue, sur un chemin jamais emprunté et plus souvent qu’autrement avec des bagages inadéquats. Mais même dans ces territoires inexplorés, il existe chez moi le désir de cultiver en eux une confiance qui donne envie de la chute libre. Comme si le filet de sécurité se tisse par les liens de confiance, de respect et d’amitié. Les risques demeurant ainsi dans les mailles de la création et jamais dans les failles des relations.

Mon rôle est d’entretenir ce bouillonnement, de faire que les idées se croisent, que les vies s’entrelacent afin d’y édifier la meilleure plateforme pour créer une danse ancrée dans le réel et, peut-être parfois, dans les bons jours, auréolée de fabuleux.

Mélanie Demers