Du terrain urbain exploré pendant 15 ans avec sa compagnie in situ Human Playground, Milan Gervais glisse vers le territoire plus intime du corps féminin et de la scène. Un passage qu’elle cristallise dans Lame de fond, né d’une étroite collaboration avec cinq artistes talentueuses: Sophie Michaud, Jessica Serli, Marine Rixhon, Sara Hanley, Giverny Welsch. Elles explorent ensemble par le mouvement tout ce que le corps féminin apprend à exprimer et à taire.
Propos recueillis par Frédérique Doyon
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L’apprentissage du féminin
La pièce est d’abord née d’un contexte, à une époque où la question de genre occupe beaucoup l’espace social et médiatique. Sans remettre son identité de femme en cause, ce contexte a replongé Milan Gervais dans certains événements de sa vie, dont elle est sortie fâchée.
« Fâchée d’avoir pris une position qui allait faciliter l’autre, être subordonnée à l’autre », précise-t-elle. Notamment dans des situations de négociation contractuelle.
«D’où ça vient ? Est-ce ma personnalité ? Non, c’est quelque chose qui est de l’ordre de l’apprentissage du féminin, tranche celle qui est maintenant mère de deux filles. »
« Si on laisse le corps parler, qu’est-ce qu’il a à dire ? »Milan Gervais
Lignée de legs
« Qu’est-ce qui persiste encore aujourd’hui [de ce conditionnement] même si j’ai le droit de voter, d’être artiste, de m’exprimer, de faire des choix que ma mère, ma grand-mère n’ont pas eu? poursuit-elle. Je sens que je porte leur parcours, leurs gains, et aussi leurs désirs, là où elles n’ont pas pu aller. »
D’ailleurs, ces réflexions ont amené Milan Gervais à remonter sa lignée de femmes. Et ont suscité de belles conversations avec sa mère. « Ma grand-mère a établi le respect. C’est elle qui choisissait quand elle faisait l’amour pour avoir des enfants. Ma mère, son cheval de bataille, ç’a été (et c’est encore) l’indépendance financière. Moi, c’est la liberté. »
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Lectures féministes
En studio, les legs se multiplient avec les quatre interprètes et collaboratrice à la création, Jessica Serli, Marine Rixhon, Sara Hanley, Giverny Welsh. Milan Gervais et Sophie Michaud enrichissent les échanges et questionnements de leurs propres récits. Dans un va-et-vient constant, elles explorent comment saisir et traiter cette matière sensible au sein d’une partition chorégraphique.
Expériences de lectures de textes féministes ont stimulé les réflexions: des essais de Camille Froidevaux-Metterie, comme Un corps à soi et La révolution du féminin à celui de Laure Adler, Le corps des femmes. Milan Gervais ajoute que la pièce répond aussi à une phrase d’Adler.
« Dans ces temps d’incertitude, toujours fécond artistiquement, rappelons, face à la violence qui perdure, une évidence : le corps des femmes est sacré. De cette sacralisation, l’art est encore l’émissaire. »Laure Adler
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Hypnose créative
Tous ces échanges, lectures et expériences, «c’est la bougie d’allumage. Après, il y a le processus, le chemin» de la mise en corps. « On fait appel au corps normé, construit, oui, mais on laisse aussi surgir le vécu qui est déjà écrit dans le corps. Si on laisse le corps parler, qu’est-ce qu’il a à dire? »
Un tableau s’inspire notamment de tout une série d’icônes féminines historiques: de Greta Garbo à Beyoncé, en passant par la Madone. L’équipe a également fait appel à l’hypnose créative. « On accède à un état de conscience un peu modifié pour que le mental décroche et que le corps puisse s’exprimer. De là, il y a un matériau qui se dégage et après on essaie de le formaliser. »
Puissance fondatrice
Qu’est-ce que le corps porte ? C’est sans doute la question essentielle qui traverse Lame de fond. Milan Gervais paraphrase la chorégraphe Giselle Vienne, lue dans le flot de ses recherches : le corps révèle autant ce qu’il a appris à exprimer qu’à taire.
Le corps féminin porte aussi la vie. «Accoucher est à la fois la chose la plus banale et la plus extraordinaire, dit la chorégraphe. Quelque chose m’interpelle dans ce simple état de fait du corps des femmes, qui a pourtant une puissance fondatrice. »