Écrits à plusieurs mains, ces textes répondent de manière critique et poétique à une question typique des formulaires de demande de subvention que doivent remplir les artistes quelques fois par année pour vivre de leur art. 

Projet de recherche, débat et actions performées, La Pieuvre est un collectif d’artistes né de la pandémie pour réfléchir à la valeur de l’art dans la société. Ils ont rédigé ces cadavres exquis à l’occasion d’une de leurs périodes de résidence à l’Agora. Morceaux choisis par Frédérique Doyon.

Illustration tirée de la Biodiversity Heritage Library

Présentez vos retombées attendues du projet sur l’évolution de l’œuvre ou de votre carrière.

Je ne suis pas un chef d’entreprise, et je ne souhaite pas le devenir. Je suis une artiste, et pourtant vous me demandez d’estimer les retombées attendues de mon travail comme s’il consistait à vendre des aspirateurs et à ouvrir des succursales. Je ne suis pas une gestionnaire et n’ai pas suivi de formation dans ce domaine. Ma vocation ne tend pas à démultiplier mes produits et activités en vue d’accroître mon chiffre d’affaires et ma popularité. Peut-on décemment travailler en art sans chercher nécessairement à rentabiliser ses investissements ?

Je ne suis pas une chef d’entreprise, et je ne souhaite pas le devenir. Heureusement pour la collectivité, je suis une personne qui accepte l’inconfort et la vulnérabilité de la création — un apprentissage perpétuel qui m’amène plus loin dans mon humanité et mon éthique et qui me demande de rencontrer l’autre en studio et éventuellement en spectacle pour partager cette humanité et cette éthique. Il serait étrange pour nous d’envisager ce geste fragile, complexe et généreux dans l’optique de retombées.

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Je ne suis pas cheffe d’entreprise, mais si je l’étais je n’appliquerais pas au CALQ. À hauteur de 19 000 $ en moyenne avec un taux de réussite de 21.3% (2018-19), rapporté à un salaire horaire de barman (16 $/h + tips) multiplié par le nombre d’heure moyen que me prend la rédaction d’une application (70 h), j’obtiens un ratio de 2,7. Ajoutant à cela les facteurs stress, délais & dates limites et résultat incertain, il me paraît évident que je devrais abandonner l’idée d’une “carrière” artistique.

Présentez les retombées attendues de la réalisation du projet sur l’évolution de votre œuvre ou de votre carrière.

Au chapitre des retombées secrètes — celles qui tomberont en masse invisible sur ma tête et que je n’oserai pas nommer, ainsi que celles que je porterais dans mon cœur, mais qui se partagent difficilement parce que cela me rend encore plus vulnérable — je prévois que ce projet m’apporte : 

Un sentiment d’avoir généré une force de travail injustement disproportionnée par rapport au soutien reçu ; 

Une rencontre avec l’inconnu dans la création artistique, une rencontre avec l’inconnu comme une partie jusque-là cachée en moi et en mes collaborateur·rices, et la rencontre de l’inconnu avec le public — ces personnes que je connais ou pas qui me diront quelque chose ou qui répondront à l’œuvre d’une façon que seulement l’art rend possible;

L’espoir de continuer à avoir les ressources sensibles, financières, matérielles et communautaires pour continuer ma pratique artistique;

Trop d’idées, de sorte que je puisse voir des mirages d’autres collaborations possibles ;

Des occasions de tomber dans la lune ;

L’impression de mieux comprendre ce que je fais, et me rendre compte qu’en fait je n’arrive pas encore à en parler clairement ;

Le luxe de m’égarer, de partager mes doutes, de m’angoisser face à mon ambition, de me sentir privilégié·e de concrétiser un fantasme de création, de craindre de ne pas être à la hauteur de mes attentes, de réévaluer mes exigences en m’appliquant à valoriser ce qui est trop souvent minoré, de prendre la parole et d’assumer mes choix.

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