« L’intérêt de la chorégraphie sociale pour moi, ce sont les danses qui sont déjà là, celles qu’on oublie de prendre le temps de regarder » dit Justine A. Chambers en nous conviant à son Family Dinner.

 

Justine A. Chambers est encore peu connue au Québec. Elle a notamment dansé avec Wen Wei Dance, Mascall Dance, 605 Collective. Établie à Vancouver, elle est chorégraphe en résidence au Dance Centre depuis 2015. Entretien avec celle qui nous montre ce qu’on ne voit pas.

 

Comment définissez-vous la chorégraphie sociale que vous pratiquez ?

 

Il y a plusieurs manières de la définir. Il y a des façons de faire bouger notre corps qui nous sont transmises par notre famille, il y a la chorégraphie que notre milieu de vie nous impose au quotidien, il y a la chorégraphie de la ville, qui varie selon la largeur des trottoirs, l’emplacement des immeubles, si c’est du pavé uni ou du gravier. Tout ça change comment on marche et comment on bouge. Nos corps sont construits par soit nos familles, nos groupes sociaux, l’organisation de la ville où on vit.

 

Au Japon, chacun fait la ligne pour attendre le métro, mais quand il arrive tout le monde entre en masse en même temps… Si tu es autochtone ou immigrant, ta façon de bouger dans le monde sera différente. Ma mère m’a toujours appris à être polie, à bien me tenir à ne pas utiliser trop d’espace avec mon corps. Mais ma mère est Noire. Alors, elle m’a appris comment évoluer dans le monde de son point de vue
a) de femme — ce qu’il ne faut pas négliger non plus — et b) de femme noire, qui doit être extra polie.

 

Dans le cas de Family Dinner, qu’est-ce qui est acceptable à table? Est-ce que tu manges en sapant? Est-ce que tu fixes ton assiette? Mets-tu tes coudes sur la table? Mon père était diplomate alors nous avions toujours des gens de l’étranger chez nous à souper. Mon contexte quotidien était cet espace social plus formel. Et c’est là ce que ce projet est né – donc c’est très autobiographique, c’est peut-être une étude anthropologique sur moi-même.

 

Comme tous les enfants, je voulais aller sous la table et je voyais parfois les gens mal se tenir. Alors, ce projet porte aussi sur les dissonances entre ce qu’on apprend et ce qu’on voit. Certains sont plus ou moins habiles avec leurs ustensiles, d’autres boivent plus lorsqu’ils sont nerveux. Ce sont toutes des choses qu’on nous donne ou non la permission de faire, selon où l’on grandit. Et je crois qu’avec Family Dinner, je cherche à avoir toutes les permissions! Tout comportement est acceptable, rien n’est inacceptable, sauf être méchant ou violent à table. Parce que ces principes peuvent aussi être oppressants.

Comment ce concept s’applique dans d’autres de vos projets?

 

On a fait Choreographic Walk où on marchait à travers la ville. Je venais d’accoucher de mon fils et j’ai invité 6 chorégraphes à répondre à ce qu’est la chorégraphie sociale et à l’idée d’une chorégraphie faite pour être vue en passant et non en étant assis.

C’était une promenade de 2 heures. L’important n’était pas tant la chorégraphie qui en émanait que comment elle changeait nos vies, comment ça transformait notre façon de voir la ville. La chorégraphie était plus à propos d’ajuster notre regard pour voir les choses autrement. C’était plus à propos de faire ressortir ce qui est déjà là, de le porter à notre attention. L’intérêt de la chorégraphie sociale pour moi, ce sont les danses qui sont déjà là, celles qu’on oublie de prendre le temps de regarder.

Pour Enters & Exits, j’ai passé 5 semaines à regarder les gens entrer et sortir de différents lieux urbains, surtout des espaces liminaux comme le métro, l’aéroport, là où on attend l’ascenseur.

Pour effacer le récit, j’ai réorganisé tous les mouvements avant de les mettre sur scène. Mais on ne peut pas effacer le récit dès qu’il y a des gestes, car ils sont profondément inscrits dans l’expérience humaine.

C’est comme si j’avais arrêté de créer des mouvements de danse. Je ne fais que les « voler » autour de moi et je réfléchis à comment les réorganiser (rires). C’est pareil pour Family Dinner. Il n’y a pas d’œuvre sans les gens qui sont là. On ne peut rien faire sans eux.

 

Comment décririez-vous l’expérience de Family Dinner et de The Lexicon?

 

Family Dinner peut être légèrement déconcertant. Ou complètement invisible. Certains n’y voient qu’un souper et ne perçoivent pas vraiment la chorégraphie. Mais ça peut aussi être très enjoué et espiègle ; ça peut être délicat et aussi un peu ridicule. Les gens attendent parfois quelque chose d’autre, alors qu’il s’agit plutôt que de vivre l’expérience de ce qui est en train de se passer… Mais c’est très certainement dansé. Il y a 180 gestes à apprendre pour les danseurs. Tout ce qu’on a accumulé depuis 4 ans. Et s’ajouteront environ 40 nouveaux gestes avec les soupers à l’Agora de la danse.

 

The Lexicon est un moment offert pour regarder tous les gestes, sans la « pollution » des discussions animées autour. C’est très frontal et théâtral. Ce sont tous les gestes tirés de l’acte de manger, parler et boire. The Lexicon est en quelque sort l’exact opposé de Family Dinner : c’est mis à distance d’un public assis dans le noir. Il devrait y avoir 220 gestes au total. C’est à la fois très rigide et très libre car tout ce qu’on fait n’est pas placé. Par exemple dans la section de la fourchette, les danseurs ont une série de gestes précis à faire, mais ils choisissent quand, et doivent éviter de les faire en même temps qu’un autre danseur.

En savoir + sur Family Dinner

En savoir + sur Family Dinner: The Lexicon

 

 

Propos recueillis par Frédérique Doyon