Qu’est-ce que l’interactivité en danse ? Si le terme interactivité est acquis à la révolution technologique, le concept traverse pourtant toute expérience en art vivant.

 

Soyez interactifs. Nouveau crédo ? L’expression « interactivité » est omniprésente. Elle semble s’étendre à l’art, à la télévision, au jeu, à la publicité. Comment s’applique-t-elle en danse ? Que signifie ce glissement de sens?

 

L’interactivité se définit d’abord « le produit d’un réseau de média qui stimule des relations hommes-machines», selon un article de TIC et société ou encore comme «une activité de dialogue entre un individu et une information fournie par une machine», selon le Petit Robert. En danse s’ajoute un troisième niveau d’interactivité insufflé par la présence des danseurs en interrelation avec les technologies et avec les spectateurs.

 

« On en entend parler tout azimut et parfois, on est bien déçu du degré d’interactivité qui se joue réellement », remarque la chorégraphe Isabelle Van Grimde qui travaille avec les technologies depuis 2008. Elle juge la notion galvaudée dans notre ère technophile. Une déception qui n’est pas étrangère à complexité du concept – même les théoriciens parlent d’un continuum de force d’interaction et ne s’entendent pas sur ses limites.

 

La compagnie Van Grimge Corps Secrets, qui mettait danseurs en interaction avec le son dans Les Gestes devant un public assis en 2008, tente aujourd’hui à l’Agora, avec son projet tentaculaire Eve 2050 qui porte sur le corps du futur, d’embrasser toute la complexité de l’interactivité – entre mouvements, son, images, objets – et d’en remettre le pouvoir entre les mains des danseurs (en période de performance live) et des spectateurs (quand ils interagissent avec l’installation).

 

« Les danseurs contrôlent absolument tout, il n’y a pas de régie d’où l’on active des programmations faites à l’avance. Si je désire changer quelque chose dans la partition sonore, je ne m’adresse ni aux ingénieurs son ni aux designers numériques, mais bien aux danseurs. »

 

Une quête qui rejoint aussi le propos de l’œuvre – le corps du futur. « Ce qui est riche, c’est que l’interactivité démultiplie le corps lui-même. On est en plein dans le propos. Ça montre que les frontières du corps telles qu’on les conçoit en ce moment sont déjà abolies, parce que les possibilités du corps sont magnifiées, étendues par la technologie. »

 

La chorégraphe insiste aussi sur l’importance de faire de l’espace intelligent une expérience d’enchantement. « Un danseur peut prendre une projection sur un panneau et la déplacer avec sa main pour la mettre ailleurs sur un danseur ou un objet. » C’est pourquoi elle choisit de rendre les technologies les plus invisibles possible avec les caméras kinect et infrarouges.

Eve 2050 – Installation interactive from Van Grimde Corps Secrets on Vimeo.

 

Geneviève Levasseur, stratège en création numérique, trouve un terrain fertile pour l’interactivité dans les arts vivants (et vice-versa). « Quand quand on étudie plus précisément l’interactivité et qu’on cherche à provoquer un réel dialogue entre la machine et le vivant, ou entre les vivants, par le biais de la machine, le vivant et les objets, les artistes, le public, le lieu le décor, la lumière… deviennent alors autant d’« interfaces » et offre le potentiel de générer une multitude de nouvelles formes de contenu et de relations qui ne pourraient pas exister sans le numérique. Ce processus permet de mettre le public au centre d’une expérience bidirectionnelle et de renverser les rôles dans une oeuvre performative. Cette façon de faire oblige une forme d’abandon ainsi qu’un processus de cocréation avec le public. »

 

Ce renversement de rôles, le metteur en scène catalan Roger Bernat y parvient avec force dans son Sacre du printemps, présenté jusqu’à samedi à l’Agora, en utilisant pourtant un dispositif tout simple : des casques d’écoute donnent une série de consignes aux spectateurs qui deviennent les danseurs et recréent ainsi le Sacre du printemps de Pina Bausch.

 

L’oeuvre rappelle que l’interactivité   – Roger Bernat préfère le mot participation – peut fleurir à partir du moment où il y a une forme de communication. Tout au long du XXe siècle, les artistes ont tenté de faire bouger et réagir leur auditoire, rappelait le Catalan dans un entretien récent au Devoir, depuis l’époque du futurisme jusqu’au mouvement postmoderne Judson Church.

 

Avec son Sacre, dans lequel on peut choisir d’interagir ou non, l’homme de théâtre souligne toutefois une tension qu’incarnent tous ses spectacles participatifs depuis 2008 : « Si c’est nous qui faisons le spectacle, qui le regarde ?» Dans le réflexe d’interagir tout le temps avec les consignes, on en perd la jouissance passive de l’oeuvre, voire la capacité de s’ennuyer, proprement humaine. « En fait, mes spectacles ne cessent d’être un commentaire sur une société dont le mot d’ordre est “participez!”. »

 

Au-delà de cette mise en garde, son Sacre et l’interactivité qui s’y joue nous servent une merveilleuse leçon de vivre ensemble, nous rappelant que l’action – ou la non-action individuelle – se répercutent sur le collectif.

J’interagis – ou je refuse d’interagir – , donc nous sommes ?

Par Frédérique Doyon

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