par Frédérique Doyon

 

Il faut réapprendre à célébrer collectivement le deuil. L’art vivant offre une voie prometteuse pour le faire. C’est l’appel que semble lancer le dramaturge européen Guy Cools (et ami du Québec pour y avoir vécu et travaillé) avec son essai récemment paru, Performing Mourning. Laments in Contemporary Arts. L’appel tombe tristement à point en ce Noël étrange qui devrait inviter aux réjouissances, alors qu’il ravive plutôt un sentiment de perte.

Je profite de son passage à Montréal en cette fin 2021 m’entretenir avec lui. Guy Cools fouille le vaste sujet de l’art et du deuil de plus de 20 ans. Il a perdu son père à l’âge de 6 ans. Cet essai paru en avril est lumineux et réconfortant. Il réunit à la fois son propre témoignage, ses recherches sur les rituels traditionnels du deuil, et la genèse d’une foule d’œuvres contemporaines qui subliment la mort ou la perte.

La Québécoise Lin Snelling dans Eva, un hommage personnel à sa défunte mère couturière © Grant Wang

F.D. Est-ce la publication de cet essai – et la conférence-performance qui l’accompagnera à Ottawa Dance Directive le 15 décembre — constituent votre propre acte de lamentation ?

 

G.C. Ça fait certainement partie d’un acte de partage. C’est mon livre le plus personnel. Trois cycles de ma vie le constituent. Il y a 50 ans, mon père est mort dans un accident de voiture. J’ai dû négocier avec ce deuil toute ma vie. Il y a 21 ans le Théâtre national grec m’a invité pour une résidence artistique. C’est là que j’ai découvert les traditions vivantes des lamentations que j’étudie depuis. Enfin, il y a eu le cycle de l’écriture de ce livre. J’aime écrire en dialogue. J’ai donc guidé des gens à écrire leurs propres lamentations à l’occasion des conférences et ateliers que j’ai donnés pendant la rédaction. Et je les ai incluses dans ce livre.

 

F.D. Vous citez plusieurs œuvres dans cet essai, des anciens rituels grecs (notamment la moirologuia grecque aux plus contemporaines. Y a -t-il une en particulier dont vous aimeriez parler ?

 

G.C. Ce qui m’a toujours frappé dans les lamentations des traditions grecques, c’est que les mêmes chansons sont utilisées pour les funérailles et les mariages. La fonction des lamentations est de donner voix à l’absent.

Sidi Larbi Cherkaoui dans Zero Degrees © Tristram Kenton

G.C. À plusieurs reprises dans ma carrière, j’ai travaillé sur des projets qui ne portaient pas sur le deuil au départ, et dont c’est devenu le sujet principal. Zero Degrees, duo de Sidi Larbi Cherkaoui et Akram Khan [présenté à Montréal en 2005], incarne bien tous les types de lamentations que j’aborde dans ce livre [ndl : soit celles qui dialoguent avec les absents, celles qui font œuvres de témoignage collectif, qui traitent d’exil ou de migration, de vies non-vécues, et celles qui pleurent le futur].

 

C’est une pièce sur l’identité, un dialogue entre leur deux cultures chorégraphique, religieuse [Sidi Larbi Cherkaoui étant Belge et Marocain, et Akram Khan, Anglais aux origines indiennes et bengalies]. Mais c’est aussi l’histoire personnelle d’Akram, de sa première confrontation avec un corps mort, qui devient la colonne vertébrale de l’œuvre. L’œuvre devient alors une lamentation pour ce corps, ce mort. Et la première de Zero Degrees a eu lieu quelques jours après l’attentat dans un train à Londres en 2005.  L’histoire du passé (deuil pour le mort du train) est devenue une histoire du présent (deuil pour les morts de l’attentat). J’ai réalisé à quel point l’art peut exprimer les émotions du deuil.

Marc Boivin et Dean Makarenko dans Circles and Angels tiré de la série Crying in Public de Tedi Tafel © Michael Reinhart

F.D. Dans une digression, vous faite un parallèle entre le (votre) travail de dramaturge et la dimension essentielle du témoignage dans tout art-rituel. Pourquoi ?

 

G.C. Tous nos deuils sont uniques. Mais il faut être capables de les partager, de les recréer (reenact) devant des témoins [pour qu’ils passent à la mémoire]. L’art avait cette fonction à l’origine. Plusieurs créateurs sont en train de retrouver ce sens. Et ce rôle de témoin rejoint le travail du dramaturge.

« En tant que dramaturge-témoin, je soutiens les artistes dans leur processus créatif. Souvent, ces actes créateurs impliquent un lâcher-prise sur des habitudes passées. Killing your darlings est une expression commune qui est particulièrement utile vers la fin d’un processus, quand on procède à l’édition finale d’une œuvre. »Guy Cools
[ndlr : Killing your darlings signifie littéralement « tuer ses chéri.e.s », ce qui veut dire pour un créateur, retrancher ses scènes préférées de son œuvre.]

 

Pour conclure, je reprends ici les mots de la chorégraphe Tedi Tafel citée par -et bien connue de- Guy Cools, à propos de Crying in Public. La pièce in situ était présentée à Montréal en 2018, après une résidence à l’Agora de la danse.

« C’est également un pleur pour l’absence de tout sens du sacré dans nos vies communes, et les sentiments résultants d’isolement et de séparation qui viennent avec ce manque. »Tedi Tafel

Que votre Noël et ses rituels – partager un repas, se réunir en (petite) famille — parviennent à briser l’isolement et à remettre un peu de sacré dans vos vies !