En me glissant dans le studio de répétition de l’Agora, où travaille notre artiste associée Mélanie Demers, j’ai une petite illumination. Avec les danseurs, la répétitrice Anne-Marie Jourdenais pousse la chorégraphe hors de sa zone de confort, et je prends soudain conscience de ce rôle crucial et méconnu.
Par Frédérique Doyon
Commençons par une double mise au point.
D’une part, « répétitrice» est le terme le plus couramment utilisé bien qu’il ne témoigne pas de l’ampleur de ce rôle. Il irrite profondément Sophie Michaud, qui lui préfère Directeur/trice de répétitions, expression qu’elle a définie dans l’officiel Profil de compétences en 2008.
D’autre part, le choix du féminin pour le titre de ce texte n’est pas anodin : il reflète la réalité d’un métier plus répandu chez les femmes dans le milieu de la danse. C’est pourquoi il l’emportera pour alléger ici le texte.
Alors qu’est-ce que ce métier de répétitrice?
Un allié ou une doublure du/de la chorégraphe? Un pont entre ce dernier et les danseurs? «Je dis souvent que je suis le bras droit de Mélanie… et le gauche; l’ange-gardien… et l’avocat du diable; celle qui pose questions, et celle qui amène des réponses aussi», rapporte Anne-Marie Jourdenais, qui travaille étroitement avec la chorégraphe depuis 10 ans. En gros, c’est quelqu’un qui organise les répétitions (horaires des danseurs et collaborateurs, logistique, nettoyage des costumes) et qui intervient dans l’œuvre.»
Danse Mutante | Teaser from MAYDAY / Mélanie Demers on Vimeo.
«Elle intervient sur l’inspiration, le thème de l’œuvre et la philosophie de travail. C’est aussi la gardienne des traces, d’une vision d’ensemble du travail de la compagnie» ajoute Mélanie Demers en soulignant également sa contribution au travail d’archivage des œuvres de MAYDAY qui est en cours.
«On est une forme de liant, de transmetteur, de traducteur» résume Sophie Michaud, alter-ego de Catherine Gaudet depuis quatre ans, qui a aussi travaillé avec Cas public, Bouge de là, Corpuscule Danse. On recueille beaucoup de confidences de toutes sortes du chorégraphe mais aussi des danseurs. On traduit les intentions du chorégraphe, car c’est difficile de nommer au départ ce qu’on cherche et tous ne sont pas aptes à les communiquer clairement… On porte deux regards : un, analytique, de distanciation, d’objectivation et l’autre est un regard sensible, de l’expérience inter-sensorielle, dit la doctorante en devenir. J’observe et je rétroagis.»
Décoder, vampiriser
«C’est un rôle de décodage, selon Anne-Marie. J’évalue les besoins, les priorités, les préoccupations de Mélanie, mais face à moi j’ai aussi des danseurs qui ont d’autres besoins, etc. J’essaie de décoder ce qui se passe dans la rencontre de tout ça. Et de le transmettre à tout le monde.»
«Vampiriser le chorégraphe, ajoute Sophie Michaud, être à l’affut de tous les signaux émis : regards, soupirs, propos. Je surveille et traduis en intentions, et c’est à partir de ça que je propose des idées, des modes de travail.»
Le rôle est devenu presque incontournable dans une équipe de création chorégraphique. «C’est dans tous les budgets de demande de subvention maintenant», selon Sophie. Quand le budget n’est pas au rendez-vous, notamment chez les plus jeunes, ils se nomment entre eux ou font venir des amis mentors comme œil extérieur.
La petite histoire d’un mot
Le métier de répétitrice remonte à l’histoire du ballet et de la scission des rôles entre l’auteur et le pédagogue. En remontant plus loin encore, le terme vient en fait de la musique. «C’était le musicien qui accompagnait le ballet et faisait répéter, dit Sophie Michaud. Mais les modes de création ont tellement changé que ça ne tient plus. Le «polissage» des œuvres ne représente que 25% de mon travail. Et si j’arrive là, c’est parce que j’ai accès aux intentions profondes de l’artiste». Le regard extérieur, la dramaturgie, – soit l’attention à la cohérence, à la courbe et au rythme de déploiement de l’œuvre, avec un pas de recul – peuvent aussi faire partie des tâches du métier.
Anne-Marie Jourdenais aime bien le terme de répétitrice qu’on visualise tout de suite dans l’engrenage et la «fabrique» de l’œuvre. «Le mot nomme une fonction qui est toujours à redéfinir de toutes façons.» Et ce, selon les personnalités du chorégraphe et de la répétitrice, de la nature de l’œuvre et de l’étape du processus de création.
Un rôle en constante modulation
Elle signale d’ailleurs que mon «illumination» découle d’étape embryonnaire du processus de la prochaine création de Mélanie Demers. «Mon rôle était alors clairement de nous sortir de nos patterns. Cette intention, clairement affirmée par la chorégraphe dans leurs échanges avant les répétitions, tendait à fondre comme neige au soleil une fois en studio. «À d’autres moments, mon rôle aurait été de confirmer ses intentions et de l’encourager à poursuivre.»
«Elle travaille en étapes, en couches, dit Mélanie Demers à propos de sa comparse. Moi je suis en mode épiphanie. On est très complémentaires.» Elle cite l’exemple du processus de Junkyard Paradise. «J’ai eu une intuition : je suis arrivée en studio avec une valise d’accessoires et j’ai dit aux danseurs de faire comme s’ils étaient un sculpteur travaillant avec sa pâte à modeler et le duo est apparu tout de suite. Mais si l’épiphanie n’arrive pas – soit la plupart du temps, dit-elle en riant, le rôle d’Anne-Marie reprend tout son sens.»
Catalyser les idées
Pour arriver à saisir les intentions d’un chorégraphe en studio, la directrice de répétition se met à l’écoute, allume ses antennes. Mais hors du studio, elle effectue aussi tout un travail de recherche approfondie.
«Des fois j’arrive avec des images, des bouts de texte, des citations», indique Sophie Michaud qui a fait un énorme travail de recherche sur la question du temps pour alimenter Catherine Gaudet et explorer différentes pistes de travail. «Sur un long processus, il faut renouveler la manière de stimuler, de motiver les danseurs et la chorégraphe. Il n’y a rien de pire que de dire à un danseur : allez, on reprend – sans rien ajouter.»
Des qualités indispensables
L’écoute, la curiosité, la sensibilité, la rigueur, la patience, la bienveillance, l’amour, la capacité à communiquer, l’empathie, avoir le sens de l’organisation sont les mots qui reviennent dans la bouche de mes trois interlocutrices.
«Aimer les danseurs, c’est la première qualité du métier», a rappelé Paul-André Fortier à Sophie Michaud dans ses premières années de pratique. À cela, elle ajoute la capacité d’abnégation, de retrait. «Savoir se rapprocher, oui, mais aussi se distancer, se taire, voire se retirer».
Toutes ces qualités nous donnent peut-être des indices sur les raisons pour lesquellles le rôle revient souvent à des femmes, note cette dernière. «Est-ce lié à la capacité de se mettre en retrait? À l’importance de l’aspect de « caring » dans ce rôle ?» Quoi qu’il en soit, Sophie y voit le terrain d’une fertile analyse féministe…
À qui la chance?
D’autres répétitrices qui ont accompagné le parcours des chorégraphes
France Roy (Ginette Laurin, Linda Gaudreau)
France Bruyère (La La La Human Steps)
Marie-André Gougeon (Daniel Léveillé)
Ginelle Chagnon (Jean-Pierre Perreault, Paul-André Fortier)
Et quelques répétiteurs…
Daniel Éthier (Marie Chouinard)
Daniel Villeneuve (Circuit-Est, Sylvain Émard, Dave St-Pierre)