Peut-être annulé
Peut-être plus collectif qu’il n’y paraît
Peut-être malade ou anxieux
Peut-être très professionnel
Peut-être destiné à la caméra
Peut-être tirant les ficelles ou se laissant entraîner
Peut-être imposé
© Dominique T. Skoltz
k. g. GuttmanPeut-être annulé
Peut-être plus collectif qu’il n’y paraît
Peut-être malade ou anxieux
Peut-être très professionnel
Peut-être destiné à la caméra
Peut-être tirant les ficelles ou se laissant entraîner
Peut-être imposé
Comment l’image invite au mouvement
Les trous dans les yeux est une pratique collective qui allie photographies d’archives et performance.
À ma demande, les performeur.se.s et moi-même avons puisé dans nos archives personnelles afin de partager des photographies de notre enfance ainsi que des photographies professionnelles issues de nos carrières respectives de danseur.se.s. Je souhaitais sonder nos souvenirs — proches ou lointains, personnels ou professionnels — des détails mineurs ou significatifs. J’ai ensuite proposé une pratique de danse et une scénographie sur écran vert qui explorent les images par la narration et le mouvement.
Chaque jour, au studio, l’un.e de nous devait décrire une image et en raconter l’histoire. Nous lui posions alors des questions, en tentant d’examiner l’histoire sous tous les angles et dans toutes ses lacunes. Le groupe ne pouvait pas voir la photographie, mais celle-ci se révélait — en totalité, en partie ou parfois pas du tout — à travers la chorégraphie.
La pratique de danse ne visait pas à reproduire la photographie ni à raconter l’histoire que nous connaissions déjà, mais bien à faire l’expérience de la potentialité de moments en apparence mineurs de notre passé. Notre but était désormais d’éprouver la nature inachevée de ces images et de bouger conformément à ce sentiment.
En photo : Angie Cheng et son amie
Vers 1984
Photographe inconnu
Lieu: Cour d’école, Chinatown Ottawa
En photo : Paul Chambers
vers 1990
Nom de la photographe : probablement sa mère
Lieu: Saint-Henri, Montréal
En photo : k.g. Guttman
vers 2001
Nom du photographe : Tony Chong
Lieu: Cour des arts d’Ottawa, Le Groupe Lab de Danse
En photo : Marie Claire Forté
Chorégraphie de Marie Claire Forté
2014
Nom de la photographe : Alanna Kraaijeveld
Lieu: Circuit-Est, Studio C, Montréal
En photo : Koichi Yano et Rob Abubo
Chorégraphie de Tony Chong
vers 2003
Nom de la photographe : Lisa Hébert
Lieu: Cour des arts d’Ottawa, Le Groupe Lab de Danse
En photo : Ivanie Aubin-Malo et sa cousine
vers 1996-1997
Nom de la photographe : probablement Johanne Aubin
Lieu: Ville de St-Hubert, QC
Dernière journée de la résidence, 29 janvier 2021
Espace Bleu, Agora de la danse
Ivanie Il y a quelque chose qui plane. Ce n’est pas juste la personne qui raconte qui a la pleine liberté de tout raconter. On doit avoir une sensibilité envers les autres de comment on raconte les histoires et où ça peut mener les autres dans leurs histoires. J’ai eu cette expérience avec Marie Claire : son témoignage m’a amenée dans mes histoires. Paul a eu une expérience similaire avec l’histoire de Rob.
Paul À ce moment-là [après avoir entendu l’histoire de Rob], je n’avais pas de questions, mais je voulais entamer la conversation. Cependant, nous n’avions pas encore de place pour le faire. Je pense que nous pourrions tous les six parler de n’importe quoi pendant des heures. Comment nous assurer de pouvoir bouger après cela? Je me sentais complètement seul. Je me suis assis et j’ai regardé fixement l’écran, en prenant le temps d’examiner l’œuvre. Je suis parti du sentiment que cette conversation était impossible, comme cela arrive souvent dans la vie.
k.g. Ce n’est pas juste la photo qui dégage le contenu. C’est comment nous sommes bousculés. Pendant le mois, je n’ai pas donné de temps au récit au début. Au fur et à mesure, on a pris le temps, on a ajouté les questions : ça prend beaucoup de technique et de soin. J’ai sous-estimé ces méthodes de travail.
Paul Notre pratique a changé depuis le début. Lorsque nous avons commencé, nous cherchions davantage à faire écho aux actions des un.e.s et des autres. Nous travaillions tous sur cette proposition initiale. Au début, nous ne tirions pas autant d’éléments de l’histoire que maintenant. Je ne sais pas si c’est parce que nous rendons… Nous rendons l’histoire plus pertinente par nos actions.
Rob Je ne suis pas d’accord avec Paul. Dans mon cas, je me nourris de beaucoup plus d’éléments que ceux que nous avons mentionnés, y compris toutes les choses que nous avons abordées dans les derniers jours. Quand c’est mon tour d’y aller, je puise dans bien plus que l’histoire de vingt minutes qui nous sert de point de départ. Nous avons une connaissance commune des non-dits de l’histoire parce que nous en avons déjà entendu une autre version.
Angie Nous avons déjà discuté de cette question : l’histoire est-elle trop achevée? Tout en écoutant l’histoire, je l’absorbe, mais je ne cherche pas à trop m’y accrocher. Je m’observe moi-même en train de regarder. Je fais le choix de regarder ailleurs, au-delà de l’action. Mais pourquoi? Parce que je ne tiens pas aux objets ni même à l’histoire… J’évite de trop définir le récit, d’aplatir l’image. Le récit déborde du cadre. Il n’est ni fixe ni plat. Il présente différentes textures. Si l’image ou l’histoire est trop présente dans nos choix ou si nous en faisons trop pour la communiquer, celle-ci devient trop clairement définie.
Rob Le fait de ne pas pouvoir se serrer dans nos bras ni pouvoir simplement arriver et nous échauffer les jambes… Notre rapport habituellement si tactile est complètement réprimé… Mais nous y sommes de plus en plus habitué.e.s. Le toucher pourrait êtr e une façon d’aborder ce qui nous intéresse ici. Sur une note plus personnelle, j’aimerais prendre quelqu’un dans mes bras tout de suite après, de façon à soutenir quelqu’un émotionnellement et non seulement par l’entremise de la danse.
Marie Claire J’aime la danse sous toutes ses facettes. J’aime toucher, écouter et ressentir. Le studio est un endroit plus sacré que jamais, ce dont j’étais convaincue même avant la pandémie.
Travailler avec des archives, c’est se pencher sur le temps non linéaire ; c’est comprendre les images comme des vecteurs à la fois personnels et historiques qui doivent être mis en relation.
Ce projet a lieu sur des territoires autochtones non cédés, soit des terres et des eaux dont les Kanien’kehá:ka sont les gardien.ne.s traditionnel.le.s. Le projet se déroule pendant une pandémie et dans un contexte politique marqué par le racisme systémique.
La conscience de cette complexité et de ma position en tant que colonisatrice-invitée-danseuse influence ma pratique de la chorégraphie et de la danse. Mon histoire personnelle et mon agentivité sont étroitement liées à des forces sociopolitiques. Je suis une artiste blanche issue de la colonisation qui a invité des artistes blanc.he.s, autochtones et racisé.es à prendre part à ma démarche.
Cette invitation lancée à autrui exigeait de cultiver et de prendre en compte les relations, les vulnérabilités et les différences de chacun ; c’était un engagement à refuser de nier que nous dansons en portant sur nos épaules les traces de l’Histoire.
Notre projet ne vise pas à révéler les expériences personnelles de chacun.e par souci de transparence ou de reconnaissance ni dans le but de raconter une histoire clairement définie. Il s’agit plutôt d’une tentative de découvrir des liens intimes de manière inattendue par la mémoire, les vibrations et le mouvement.
Je considère Les trous dans les yeux comme une approche de la danse contemporaine à visée décoloniale ; comme une pratique qui comprend que situer l’identité et l’histoire personnelle de chacun.e est une première étape pour rendre compte de notre localisation et de nos capacités afin d’imaginer de nouvelles formes de relations.
Il s’agit d’une pratique de danse qui appelle à raconter des histoires, à se souvenir et à tendre l’oreille à la fois au sein du « cube noir » du théâtre et des corps des performeur.se.s dans le but d’exalter la beauté pas si évidente d’une forme de danse documentaire et spéculative.
L’œuvre, c’est moi, c’est nous, c’est l’équipe, nos passés, nos souvenirs, nos fictions…
Je viens de Winnipeg, j’ai des frères et sœurs, morts, vivants. Un enfant nu, d’abord, puis un autre, qui a un ami à Ottawa. Je vivais près de Somerset tout en travaillant chez leGroupe, avant les téléphones cellulaires. Clark (qui a filmé tout ça) attendait à l’appartement.
En tant qu’un parmi tant d’autres, je suis prêt à faire marcher quelqu’un jusqu’au bord du gouffre, mais j’ai découvert qu’accueillir un groupe près du précipice est inconfortable pour plusieurs.
J’aime mon amie, elle a un surnom. Elle est vraiment drôle et a documenté la carrière par des photos.
Enfant, je n’ai pas choisi un instrument à jouer, ce sont mes parents qui ont décidé.
Je suis porté par tout le monde, qu’ils me soient connus ou inconnus.
Je ne cherche vraiment pas à casser des trucs ; peut-être que je suis juste super fort?
J’aime avoir une photo/un souvenir spécial de cette période à Ottawa. Mes bras ont l’air plus longs qu’en réalité : une question de perspective.
Les gens écoutent mon histoire et pensent que j’ai eu la vie dure, mais c’est tout le contraire : nous sommes toujours là, et faire partie de cette équipe me rend meilleur.
Avec sincérité, ROBERT ABUBO
Angie Cheng est une artiste de la danse vivant à Montréal. Ses recherches en cours sur la performance sont fondées sur les processus de création collaboratifs ; elle étudie l’espace liminal entre le processus créatif et la performance comme évènement, entre les spectateur.trice.s et les performeur.euse.s. La compréhension incarnée et spécifique qui découle de ces recherches façonne ses questionnements et ses engagements actuels, tant dans son travail personnel que collaboratif.
Faites confiance à l’histoire, faites confiance à l’œuvre. Nous l’écoutons tous ensemble. C’est tout ce qu’elle a à faire.
Au moment de prendre des décisions que je suis et que j’observe en temps réel, j’évite de m’accrocher à des prévisions ou à des plans qui peuvent sembler trop prédéfinis.
Je demeure dans ces moments en accomplissant des tâches immédiates jusqu’à ce qu’elles soient terminées.
Je laisse aux observateur.trice.s l’espace nécessaire pour qu’il.elle.s puissent voir et établir un lien de leur point de vue.
Faire confiance à l’histoire.
Nous l’écoutons tous ensemble.
Nil nteliwis Ivanie, je m’appelle Ivanie.
Je n’aurais jamais pensé que le solo au Short and Sweet en janvier 2016 entamerait un cycle créatif avec k.g. et Marie-Claire. Je n’aurais pas pensé que le moment au bar de l’Agora sur la rue Cherrier à chanter « Robabubo » avec Rob et Stacey, ni que cette soirée d’ouverture du Fringe au Summerhall en compagnie de Paul et Angie seraient la continuité de ce cycle.
J’aime me lancer dans la vie et me faire surprendre par ses mouvements et rencontres. Ces flashs de vie, qui n’ont pas été captés par des appareils, ne manquent pas de substances pour exister dans ma mémoire visuelle et sensorielle…jusqu’à maintenant.
Tous réunis en studio, Janvier 2021.
Deux forces clés chez moi: le rythme, l’émotion.
L’émotion est étroitement lié au rythme et à l’intensité du moment.
Les gestes qui accompagnent l’histoire racontée m’affectent.
Reconnaitre que je suis la plus jeune du groupe, donc la distance temporelle entre les images et mon présent est moins étiré que d’autres, sûrement une force à considérer?
Chorégraphe et chercheuse, danseuse, mère monoparentale, entité arborescente, hôtesse, invitée, chercheuse-colonisatrice qui réfléchit aux forces relationnelles qui l’habitent.
Dès notre arrivée à l’Espace bleu le 6 janvier 2021, l’annonce du couvre-feu et du reconfinement à Montréal nous est parvenue, de même que les échos d’une violente insurrection au sud de la frontière.
Comment travailler à devenir ultra-sensible aux autres en pleine menace de la COVID.
Comment ne pas retenir, contenir ou s’emparer trop fermement de choses prédéfinies.
Comment travailler, comme le dit Julietta Singh, avec « le corps comme une collection infinie de corps incarnés ».
Paul est diplômé du CEGEP John Abbott où il a étudié la conception d’éclairage, costumes et la scénographie. De 2008 à 2013, il a été directeur technique à Tangente dont la mission est la mise sur pied de spectacles en danse contemporaine.
En 2013, Paul et son collègue en éducation et en design, David-Alexandre Chabot, ont inauguré CHA, un collectif en design destiné à créer et à partager des projets avec des artistes de diverses disciplines. Le point commun des projets CHA, c’est qu’ils cherchent la communication avec les gens, chacune des productions mettant l’audience au défi de se placer au centre de la proposition et d’en faire l’expérience de l’intérieur. Paul poursuit continuellement des études et recherches en arts visuels et en sculpture, où il traduit sa passion pour l’éclairage dans des installations fixes ou en galerie.
Je suis Marie Claire Forté, femme blanche et cisgenre. Je vis à Tiohtiá:ke/Montréal, où je suis née (mais pas l’endroit où j’ai grandi). Je danse, chorégraphie, écris, traduis et enseigne. Je suis la mère d’Imogen Keith, trois ans, et sa présence parmi nous est une force qui me traverse quotidiennement. Grâce à elle, autant je baigne dans l’amour, l’écoute, l’observation, l’émerveillement, la découverte et la créativité, autant elle m’apprend sur la vulnérabilité, le soin, la communauté, l’attachement, l’autonomie et les émotions (la rage, entre autres). Le potentiel relationnel, expérientiel et expérimental de la danse m’anime. Ma famille et ma communauté me soutiennent dans ma pratique artistique. Des artistes et penseur.euses qui marquent mon parcours et ma pensée, dans le désordre (et avec des oublis) : Laurie Anderson, Alice Munro, Adrian Piper, Maggie Nelson, Rosanna Deerchild, Tracey Clayton, Heben Nigatu, Brittany Luse, Eric Eddings et Roxane Gay (que je n’ai jamais rencontré.es); Susan Macpherson, Peter Boneham, k.g. Guttman, Sophie Bélair Clément, Alanna Kraaijeveld, Louise Bédard, Catherine Lalonde et Sylvie Lachance. Dernièrement, Rob Abubo m’a amené à découvrir l’album But You Can’t Use My Phone (2015) d’Erykah Badu et cela m’a rappelé à quel point la musique est une force soutenante pour moi. La lumière aussi.
Les trous dans les yeux a reçu le soutien de Conseil des arts et des lettres du Québec et du Conseil des arts du Canada